Elle avait été parfaite, comme toujours. Gantée de noir, jusqu'au voile de résille devant ses yeux aigue marine, elle avait livré la performance de l'année. On en reparlerait encore longtemps. Tout Monopolis jaserait bientôt sur ce procès, si ce n'était pas déjà le cas. Elle esquissa un sourire triomphant.
L'empire Greeben lui appartenait.
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La scène était pour le moins terrible, avec ses flashs crépitants et ces hommes en blanc. L'objet du délit ? Deux corps étendus sur le sol de la chambre à coucher du penthouse du 60e étage. Livides, bien sûr. Rigides, sûrement très bientôt. Déjà d'une froideur morbide. Flash sur les visages figés. Quelle expression ! La peur s'y lit encore. Haussement d'épaules, boutades. Dommage que les draps de satin soient plein de sang, ça vaut une fortune, ces trucs-là. La police scientifique en a vu d'autres... Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas du travail d'amateur : scène nettoyée, aucune trace d'arme, aucune empreinte... On n'a pas affaire au crime passionnel... Le chef grogne.
« Allez, vous m'emportez tout ça pour des analyses, et plus vite que ça ! Les vautours vont pas tarder... »C'est charmant, cette périphrase pour les défenseurs de l'information que sont les journalistes. Cette fois-ci, ils auront de quoi faire leurs choux gras... Une affaire d'une telle ampleur ne va sans doute pas passée inaperçu.
« Vous avez appelé la famille ? »« Oui, chef. La fille est au courant, elle se rendait immédiatement au commissariat. »Tant mieux. Plus vite interrogée, plus vite réglé. Une devise qui ne s'essoufflait pas.
En effet, de retour au bercail, il trouve la jeune femme qui l'attend dans son bureau. Il la regarde, elle est calme, détendue. Pas vraiment l'état de choc auquel il s'attendait, mais enfin, chacun réagit comme il peut après tout... Pourtant, il le voit, quelque chose cloche. On verse au moins une larme, on est désemparé, non ? A croire que ces morts ne la touchaient pas, glissant sur elle comme de l'eau sans jamais l'atteindre. Bon, sans doute qu'il manque de référence en psychologie...
« Mes condoléances. »« Merci »Voilà qu'elle s'anime, que ses yeux se mettent à briller. Elle sort un mouchoir de sa poche, se tamponne délicatement les joues.
« Vous allez trouver le coupable, n'est-ce pas ? »La voix est un peu étouffée, étranglée par quelques sanglots qu'elle retint au fond de sa gorge. La réaction surprend un peu l'inspecteur.
« Je... Nous ferons tout notre possible, mademoiselle. »« Bien ! »Les yeux ne brillent plus de liquide lacrymale, elle sourit de toutes ses dents blanches. Surs ses joues, il n'y a aucune trace de larmes. Elle se lève, serre la main du policier. "Bonne journée", comme si de rien n'était, comme si rien n'avait changé.
Tout a changé. George et Judith Greeben ont été assassinés cette nuit. Marianne vient de toucher le jackpot.
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« Mademoiselle Greeben, parlez au jury de votre enfance. Aimiez-vous vos parents ? »« Oh oui, monsieur l'avocat général. On ne pouvait pas rêver meilleure enfance. Mes parents étaient des gens extraordinaires. »Avoir l'air émue en disant cela. Leur perte t'as profondément marquée. Marianne ne connaît que trop bien sa leçon, serrant dans ses mains ce petit mouchoir de dentelle blanche, habillée de noire, théâtrale. De son regard mouillé, elle regarde le jury, avec un petit sourire de bonheur nostalgique. Elle a juré de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Et voilà qu'elle ment déjà...
« Pourtant, ils vous ont envoyée dans un pensionnat assez loin de Monopolis dès votre plus tendre enfance, je me trompe ? »« C'était pour mon bien... »Sourire ému, regarde le jury. Ne serre pas les poings. Les salauds.
Oui, elle s'en souvient, du pensionnat. Douze années passées enfermée entre quatre murs avec des gens qu'elle détestaient, qui la méprisaient. Tout ça à cause de son père.
Votre fille est étrange, Monsieur. Elle se montre d'une cruauté sans pareil envers ses camarades. Il serait plus judicieux de l'envoyer ailleurs.
Non, elle n'avait jamais rien fait. C'était eux qui lui faisait subir un enfer. Et un père qui n'écoute plus sa fille... Mieux vaut prendre ses précautions, la remettre entre des mains expertes qui sauront la recadrer. On ne prend pas de risques, directement à l'autre bout du pays, aller simple, au moins jusqu'à ses 18 ans. Deux baisers sur les joues, au revoir et bon voyage.
« Et vous l'aviez bien vécu ? »« Il est vrai qu'au début, je leur en ai voulu de m'avoir envoyée si loin de cette ville... Mais, en douze ans, j'ai eu le temps d'apprendre beaucoup et, au final, je leur en suis reconnaissante. »Oh oui, elle en avait appris des choses. La survie étant la plus utile de toutes. Elle avait appris à passer au travers de tout, à se débrouiller seule contre tous. Elle était devenue une vraie femme. Une vraie calculatrice, aussi. Elle avait appris à se cacher, elle avait appris à se protéger. Tout en commettant les pires délits. Elle avait appris à la meilleure école. Oui, elle en était très reconnaissante, et même eux avait pu en avoir un aperçu...
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Elle était là, comme chaque semaine, ou presque. A prendre des nouvelles de l'enquête qui, il fallait bien l'avouer, pataugeait royalement. L'autopsie n'avait révélé que ce que tout le monde avait déjà pu constater. Deux balles dans la tête de chacun, mort instantanée. Et toujours aucun suspect... Pas étonnant : tout avait disparu de la scène du crime. La presse se déchaînait. Et elle restait imperturbable.
« Nous n'avons aucun nouvel élément à vous fournir, mademoiselle Greeben. »« Je m'en doutais. »D'un geste nonchalant, elle lança sur le bureau un sachet plastique transparent, contenant un revolver qui alla s'écraser sur le bois dans un petit bruit sourd. L'inspecteur avait ouvert la bouche.
« Coincé dans le vide-ordure du penthouse de mes parents. »« C'est impossible... Nous avions tout fouillé... »« Pas assez, apparemment. Bonne journée. »Elle tourna les talons, laissant l'homme ébranlé par cette découverte. Comme prévu.
Il n'en croyait pas ses yeux. Son équipe serait passé à côté, tandis qu'elle l'aurait trouvé un beau matin, sans même chercher ? C'était impossible, et pourtant... Il ne traîna pas, l'envoya au labo. Se pouvait-il qu'il y trouva quelques empreintes dessus ? Ce serait trop beau...
Trop beau, mais pas impossible. Les résultats tombaient une semaine plus tard, et ils étaient formels. Il y avait bien des empreintes, et elles appartenaient à un certain Marton Clark, 26 ans, barman de son état. Mais quel rapport avec les Greeben ? Il ne fallut pas aller chercher très loin... Lui et la jeune Marianne entretenait une relation plutôt intime. Jackpot. La fortune des Greeben ne se comptait plus depuis longtemps. Le père avait gagné sa vie dans l'immobilier, et depuis que l'Occident n'était plus qu'un seul pays avec une seule capitale, certains s'étaient frottés les mains. Dont les Greeben, qui désormais vivait dans une opulence presque indécente. Le petit barman aurait eu envie de goûter à la vie de château...
Mais ça ne collait pas. Il avait la fille, pourquoi prendre un tel risque ?
« Certaines choses m'échappent encore... »« Vous voulez mon avis, chef ? Moi j'dis que c'est la fille. »« Et avec quel mobile ? Tuer ses parents, faut avoir les nerfs solides. »« Ben, l'argent. Ca vous rend fou, chef... »« Elle aurait pu simplement attendre qu'ils meurent bien gentiment... »« Peut-être qu'elle leur en voulait pour quelque chose, chef. Ils l'auraient envoyée 12 ans en pensionnant dans le trou du derrière du monde. Y'a de quoi devenir fou, chef... Et puis, vous avez bien vu comme moi. Elle a pas l'air de se formaliser de leur perte. Elle vit comme vous et moi, chef. »Maintenant qu'il le soulignait, il était vrai qu'il avait toujours trouvé l'attitude de la fille un peu bizarre. Un jour contrite, noyée de chagrin, et l'autre parfaitement normale, si pas même très heureuse. Il ne s'y connaissait peut-être pas en psychologie, mais il ne fallait pas avoir le QI d'Einstein pour se rendre compte que tout cela était pour le moins étrange. Et si le petit avait raison ? Si c'était elle qui les avait tués ? Pourtant, les empreintes avaient parlé... Et pourquoi attendre 5 ans avant de passer à l'acte ?
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« Mademoiselle Greeben, reconnaissez-vous avoir eu une relation avec Marton Clark ? »« Oui. »Ne flanche pas, ne montre rien.
« Comment vous êtes-vous connus ? »« Il était barman dans un bar dans lequel j'avais mes habitudes. Nous discutions beaucoup et nous nous sommes rendus compte que nous avions pas mal de points communs. Voilà. »« Vous avait-il déjà parlé d'un tel projet ? »« Bien sûr que non ! Quel choc ça a été pour moi en découvrant qu'il était accusé du meurtre de mes parents ! Je ne le pensais pas capable de cela, et surtout pas pour une chose aussi futile que l'argent... »Etre modeste en évoquant sa fortune, toujours. Leur montrer que cela ne représente rien pour toi, que tu pourrais très bien t'en passer. Ils adorent ça.
Bien sûr qu'elle ne pourrait pas s'en passer. L'argent attire toujours les gens, même lorsque l'on est seul au monde. Pas besoin d'amis quand on a la fortune qui compense et apporte les obligés. C'est tellement plus pratique, et plus sûr. D'ailleurs, il lui avait obéi bien docilement lorsqu'elle avait agité les liasses devant ses yeux. C'était tellement facile. Personne ne pouvait résister, et surtout pas lui.
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« Tu m'appelles la fille, j'ai deux-trois mots à lui dire, à celle-là ! »« Ah bon ? »Il se retourna dans un sursaut. Il ne l'avait pas entendue arriver.
« Ah, mademoiselle Greeben ! Prenez place, je vous en prie. J'ai beaucoup réfléchi à cette histoire. »« Vraiment ? »« Oui, et c'est pourquoi je vous ai fait appelée aujourd'hui. Je vous arrête pour complicité de meurtre. »« Vous avez l'air bien sûr de vous. »La voix est calme, tandis que deux policiers entrent dans le bureau.
« J'ai vu clair dans votre petit jeu. Vous avez pas digéré l'épisode de pensionnat, n'est-ce pas ? Alors vous revenez ici, et vous montez votre petit plan. Et puis vous attendez. Vous attendez la bonne poire qui acceptera de tuer vos parents, moyennant un joli pactole, bien sûr. Seulement, vous êtes encore plus machiavélique que ça. Vous jouez la petite fille esseulée et endeuillée, et qui fera tout pour retrouver le meurtrier de ses parents. Alors, vous nous apportez l'arme du crime. Intelligent, vraiment. »« Vous êtes très fort, monsieur l'inspecteur. Et vous avez des preuves ? »Il reste silencieux. Il lui manque des éléments, c'est vrai... Mais cela ne saurait tarder, il le sent. Elle sourit. Les policiers lui passe les menottes dans le dos.
« Bonne chance, monsieur l'inspecteur. On se revoit au procès. »♠ ♦ ♣ ♥
Assise sur le banc des accusés aux côtés de Marton, elle voit son avocat se lever pour sa plaidoirie. C'est le meilleur orateur de la ville, et il lui coûte cher. Elle ne doute pas un instant qu'il va la sortir de là. Et en effet, il est brillant. Il demande aux jurés de regarder attentivement sa cliente, et de quelle manière le deuil l'a changé. Elle lève la tête, met en lumière ses joues légèrement émaciées. Un régime efficace. Il en appelle à leur bon sens. Quel enfant ferait assassiner ses parents pour le seul motif de l'argent ? Surtout qu'elle est la seule héritière, et qu'elle aurait hérité de la fortune à leur mort naturelle. Pourquoi prendre de tels risques, ça ne tenait pas debout. Ensuite, il souligne le caractère imprévisible du garçon qui, comme il l'avait précédemment dit au procès, a déjà eu des démêlés avec la justice pour coups et violence...
Marianne regarde Marton. Il n'a pas parlé, elle s'en était assuré bien avant le procès. Un marché fameux. S'il se taisait, elle le ferait sortir le plus vite possible grâce à son armada d'avocats. S'il parlait, elle le laisserait pourrir en prison. De toutes façons, serait-elle condamnée qu'elle sortirait aussitôt. Elle était trop forte pour lui. Il s'était incliné. La machinerie était bien rodée.
L'avocat de Marianne conclut en demandant l'acquittement de la jeune femme, qui de son côté, laissait échapper quelques larmes. Emouvoir le jury en toutes circonstances, toujours.
Les jurés se retirèrent un moment pour délibérer, mais il ne leur fallut pas une heure pour rendre leur verdict. Marianne était libre et Marton, condamné à perpétuité.
Alors qu'elle se levait du banc, elle jeta un coup d'oeil vers l'inspecteur, qui se tenait dans le public. Elle lui sourit, tandis qu'il quittait précipitamment la salle d'audience. Pas de chance.
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Désormais, elle était seule à la tête d'une des plus grosses fortunes du pays. Et les élections qui allaient se tenir bientôt la réjouissaient grandement ! Elle n'avait pris aucun parti pour le moment. Mais elle était prête à mettre sa fortune au service du plus offrant, celui qui allait lui garantir le plus de pouvoir par la suite. Son avidité ne connaissait aucune limite, et elle se mettait toujours du côté gagnant.
Marianne était une Reine, la pièce du jeu qui serait sans doute la plus dur à abattre.